Pourquoi la science africaine est-elle réduite à l’invisibilité ?

A la naissance d’une revue, le premier défi consiste à attirer les auteurs pour espérer trouver des contributions originales, de même que d’établir un lectorat. Cependant, d’autres défis attendent la revue, et ils sont d’autant plus capitaux que la croissance de celle-ci en dépend. Cette seconde catégorie de défis est sujette à la notoriété (visibilité) de la revue à l’échelle d’une discipline ou de la géographie, ainsi que sa crédibilité (Le Roux, 2006)¹. L’indexation et la découvrabilité des revues scientifiques sont essentielles dans cette quête.

J’ai abordé, dans un précédent billet, la question de la science invisible en Afrique et sa manifestation dans les bases de données qui font foi dans le système-monde de la recherche.

Dans un récent rapport d’EIFL sur l’édition en libre accès diamant en Afrique, l’analyse des données présentées révèle plusieurs aspects concernant cette problématique. Ce qui est intéressant, c’est que pour une fois, on a droit à quelques reproches qui sont faits aux revues africaines (certes exlusivement des revues du modèle libre accès diamant dans ce cas) qui formulent le besoin de se faire indexer dans les grandes bases de données. Ces motifs de refus présentent des incohérences et des paradoxes que je voudrais exposer ici.

Les résultats du rapport indiquent que plus de la moitié des revues interrogées (53,3%) sont indexées dans African Journals Online (AJOL), et que la moitié d’entre elles sont découvrables via Google Scholar. Cependant, seulement environ un tiers (32,7%) sont répertoriées dans le Directory of Open Access Journals (DOAJ). Plus préoccupant encore, la proportion de revues indexées dans les bases de données internationales majeures comme Web of Science et Scopus est considérablement plus faible, avec respectivement 10,1% et 13,1% de représentation (p.7 & 35).²

Ces chiffres illustrent encore une fois l’invisibilité de la science africaine au niveau mondial. Mais il faut préciser que l’enquête ne porte que sur les revues en libre accès diamant, qui sont pour la grande majorité anglophones (seulement 13 répondants sur 199 sont issus des pays francophones, soit 6,5%); Ce sont donc avant tout des revues électroniques, qui ont pour ainsi dire déjà fait un pas important dans la quête de la visibilité. S’il faut rapporter ces chiffres à l’ensemble des revues africaines tout format confondu, le pourcentage de revues africaines indexées par Scopus et/ou Web Of Science serait beaucoup plus faible.

Le rapport identifie plusieurs motifs qui justifient le rejet des candidatures des revues africaines pour l’indexation dans ces bases de données prestigieuses. Florilèges :

• “Le focus local ou africain des revues”

• “Les faibles taux de citations dans les bases de données bibliométriques”

• “La provenance géographique limitée des auteurs”

• “L’endogénèse (trop d’articles rédigés par les membres du comité éditorial ou les évaluateurs de la revue)”

• “Le non-respect des critères techniques et des frais d’adhésion (21,11% des cas)”

• “La difficulté à satisfaire les exigences en matière de métadonnées (17,1%)”

Oui. Et alors ?

Il y a, à coup sûr, une difficulté des revues africaines vis-à-vis de l’aspect technique de l’édition (non-respect des critères techniques, problèmes de métadonnées, utilisation de logiciels non adaptés, etc.). Cette difficulté peut s’expliquer par le fait que, la rencontre entre l’édition scientifique et le numérique est encore récente sur le continent, et surtout du côté francophone, quand bien même les travaux de Pascal Renaud (2000; 2005)³ ont montré que Internet est arrivé presque au même moment en Afrique que dans les pays du Nord, et pratiquement dans les mêmes conditions, c’est-à-dire d’abord dans les milieux universitaires.

Elle peut aussi s’expliquer par le fait que l’édition scientifique africaine est encore principalement amateure⁴. Elle est dans les mains des enseignants chercheurs non rompus à la tâche, et qui découvrent les pratiques sur le tas. Et s’il est moins compliqué d’assimiler les contraintes éditoriales de l’édition savante, les contraintes techniques demandent davantage d’habileté, une littératie numérique, et une disposition à constamment apprendre et à s’adapter aux nouveautés. La technique est bien plus complexe et demande un savoir-faire. Ce manquement n’est pas de nature à les excuser, mais plutôt à dresser (en quelques mots) le contexte.

En ce sens, mon propos va davantage s’appesantir sur les critiques d’ordre éditorial qui motivent les refus d’indexation. 

Un rébus sans solution

Les motivations de refus telles qu’elles sont listées dans ce rapport, constituent un cercle vicieux duquel il devient comliqué de sortir. Au cœur de ce cercle vicieux, se trouve un ensemble de critères d’évaluation qui pénalisent systématiquement les revues africaines.

• Les faibles taux de citations dans les bases de données bibliométriques

Le critère du taux de citations en est un exemple emblématique : les revues africaines, moins visibles dans les bases de données, peinent à accumuler des citations. Cette faible visibilité initiale limite leur exposition et, par conséquent, leur capacité à être citées par d’autres chercheurs. En retour, cette absence de citations justifie leur exclusion continue des bases de données, perpétuant ainsi une inégalité structurelle dans la diffusion et la reconnaissance du savoir scientifique.

Il ne faut pas non plus ignorer que les citations dont le faible taux justifie le refus d’indexation, doivent émaner des revues qui apparaissent dans les bases de données. Ce qui veut dire qu’il faut attendre des revues indexées, des citations de revues non indexées (peu accessibles en l’occurrence), pour que ces dernières espèrent être indexées à leur tour.

Plusieurs études ont discuté de la problématique. Par exemple, le travail de Chan et Costa (2005)⁵ sur l’open access dans les pays en développement souligne que les critères de citations favorisent les revues des pays du Nord, où les réseaux de recherche sont plus denses et mieux financés, au détriment des revues des pays du Sud. Allant dans le même sens, Le Roux (2006) a souligné que les grands index ne couvrent pas suffisamment les revues africaines et que leur conception ne reflète pas nécessairement les besoins de recherche spécifiques à l’Afrique. Le Roux montre également comment les critères “universels” appliqués à toutes les revues, sans tenir suffisamment compte des contextes spécifiques des publications africaines, constituent un biais important. De même, le rapport de Tijssen (2007)⁶ sur la visibilité des publications africaines dans les bases de données internationales montre que les revues africaines sont souvent sous-représentées, non pas en raison de la qualité de la recherche, mais en raison de biais systématiques dans les critères d’indexation. L’incohérence réside dans le fait que les critères de citations, censés mesurer l’impact scientifique, finissent par marginaliser les revues de régions moins connectées aux réseaux de recherche internationaux.

La faible indexation des revues africaines (sur cette base du moins), fait donc qu’elles sont peu accessibles et découvrables, et qu’elles ne sauraient s’inscrire dans la globalité et l’universalité de la science. Et donc, il est bien normal qu’elles recuillent peu de citations. 

Ce mécanisme auto-entretenu est renforcé par d’autres facteurs, qui sont d’autres motifs de rejet des demandes d’indexation.

• Le focus sur les problématiques locales

L’incohérence inhérente au rejet des revues africaines en raison de leur focus local est particulièrement frappante.  Elle suggère implicitement que seule la recherche ayant une portée “globale” mérite d’être indexée et largement diffusée.

D’abord, comment les revues peuvent-elles faire partie du système global si on ne le favorise pas par l’intégration ? Comment attirer les contributions des chercheurs d’autres régions si elles ne sont pas découvrables et indexées par les index globaux ? 

Ensuite, faut-il préciser, les revues africaines accueillent principalement les chercheurs locaux parce que ceux-ci sont rejetés par les revues mainstreams à cause de l’intérêt local de leur sujet, qui ne sont pas de nature à favoriser et à susciter le plus grand nombre de citations, et à ainsi accroître leurs indicateurs de popularité et de prestige (Impact factor par exemple)⁷ . En publiant dans les revues locales leurs sujets qui sont refusés ailleurs, il n’est pas évitable que les revues aient des orientations locales. Le seul moyen pour les revues locales d’éviter ce reproche est de refuser à leur tour de publier les recherches locales; auquel cas, comment feront les chercheurs qui n’auront plus d’autres recours pour publier leurs recherches ? S’auto-éditer peut-être.

Enfin, d’un point de vue épistémique, les études locales ne sont-elles essentielles pour résoudre des problèmes spécifiques aux contextes africains ? Une fois qu’on a la réponse à cette question, tâchons de répondre à celle-ci : quel est l’intérêt de publier les sujets à intérêt local dans les revues globales qui sont de toute façon difficilement accessibles pour les chercheurs africains et les populations ? Beaucoup de critiques ont été formulées sur la science africaine dans ce sens, dans son rapport avec le Nord. Le philosophe béninois Paulin Hountondji a, depuis les années 90⁸, critiqué ce qu’il a nommé une “extraversion de la science africaine”, c’est-à-dire sa posture largement tournée voire dépendante du Nord. 

Reprocher aux revues africaines d’être local est contre-productif, car les études locales sont cruciales pour aborder et résoudre les défis spécifiques aux contextes africains, tels que les questions de santé publique, d’agriculture, d’environnement et de développement socio-économique.

• L’endogénèse des revues/communautés scientifiques africaines

L’accusation d’endogénèse⁹, bien que potentiellement valable dans certains cas, révèle une autre incohérence significative lorsqu’on l’examine dans le contexte des communautés scientifiques du Sud. Elle n’est, ni plus ni moins que la conséquence des facteurs évoqués plus haut. Les revues se nourissent des contribution internes quand elles peinent à attirer les soumissions d’ailleurs. Et même si la pratique ne saurait être louable, elle n’est pas nouvelle. Historiquement, beaucoup de revues ont connu cette étape.

Au XIXe et début du XXe siècle, beaucoup de périodiques faisaient face à un défi : le manque de soumissions. Pour maintenir leurs revues en activité, les éditeurs devaient souvent prendre l’initiative de rechercher activement des articles à publier. Cette pratique était si courante que de nombreux comités éditoriaux avaient pour mission principale de garantir un flux suffisant d’articles pour chaque numéro. Lorsque les soumissions étaient insuffisantes, il n’était pas rare que les membres du comité éditorial eux-mêmes rédigent des articles pour combler les pages de la revue. Cette situation a perduré jusqu’à l’explosion documentaire observée après la Seconde Guerre mondiale. Un exemple frappant de cette pratique peut être trouvé même en 1938, où le rédacteur en chef de la prestigieuse revue Science devait encore recourir à des demandes personnelles pour assurer la publication de son journal (Nielsen, 2009)¹⁰.

En fait, l’endogénèse ici une conséquence des communautés scientifiques restreintes et sépcialisées, ce qui signifie que les chercheurs et les membres des comités éditoriaux proviennent fréquemment des mêmes institutions ou des mêmes réseaux académiques.

Le paradoxe de Catch-22

On est là, face à une circularité vicieuse, qui illustre bien le paradoxe de Catch-22, exposé dans le roman éponyme de Joseph Heller ( 1961). Dans Catch-22, pour être libéré d’une mission dangereuse, le pilote doit être jugé fou. Cependant, s’il demande à être libéré en raison de sa folie, cela prouve qu’il est suffisamment lucide pour comprendre la situation et prendre une telle décision, ce qui démontre qu’il n’est pas fou. Ainsi, il est coincé dans une boucle logique dont il ne peut s’extraire.

Autrement: pour obtenir un poste en tant que débutant, vous avez besoin d’expériences. Mais pour acquérir de l’expérience, vous avez besoin d’un poste. Le problème est du même ordre. 

Les défis d’indexation et de découvrabilité auxquels sont confrontées les revues africaines Diamond OA révèlent des inégalités profondes dans le système de publication scientifique mondial. Ces obstacles perpétuent une forme d’hégémonie épistémique qui marginalise les connaissances produites en Afrique et entrave la diversité des perspectives dans le discours scientifique global. Pour surmonter ces défis, il est impératif de repenser les critères d’indexation et d’évaluation de la qualité scientifique afin de les rendre plus inclusifs et représentatifs de la diversité des contextes de production du savoir. Une telle évolution est essentielle pour favoriser un véritable dialogue scientifique mondial et pour valoriser pleinement la contribution de la recherche africaine à l’avancement des connaissances.

1. Le Roux, E. (2006). Visibility, credibility, prestige: Evaluating the implications of indexing African journals. Africa media review, 14(1&2), 49-59 [↩]
2. Kuchma, I., & Ševkušić, M. (2024). Landscape of no-fee open access publishing in Africa. Zenodo. https://doi.org/10.5281/zenodo.12792474 [↩]
3. Renaud, P. (2000). Historique de l’internet du Nord au Sud. ; Renaud, P. (2005). TIC & Développement—Internet Nord-Sud : Fosse ou Passerelle Numerique ? http://www.tic.ird.fr/spip51f5.html?article29 [↩]
4. Zidouemba, D. H. (2007). L’édition scientifique en Afrique noire francophone (1960-2006). Bulletin de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, Série B: Sciences Humaines, 52(1‑2), 175‑200. [↩]
5. Chan, L., & Costa, S. (2005). Participation in the global knowledge commons: challenges and opportunities for research dissemination in developing countries. New library world, 106(3/4), 141-163. [↩]
6. Tijssen, R. J. (2007). Africa’s contribution to the worldwide research literature: New analytical perspectives, trends, and performance indicators. Scientometrics, 71, 303-327. [↩]
7. Le facteur d’impact est une mesure utilisée pour évaluer l’importance relative d’une revue scientifique au sein de son domaine. Il est calculé en divisant le nombre de citations que les articles publiés dans la revue ont reçues au cours d’une période donnée (généralement deux ans) par le nombre total d’articles publiés dans cette revue pendant la même période. Un facteur d’impact élevé indique généralement que les articles de la revue sont fréquemment cités par d’autres chercheurs, ce qui suggère une influence significative dans le domaine scientifique concerné. [↩]
8. Hountondji, P. (1990). Scientific Dependence in Africa Today. Research in African Literatures, 21(3), 5‑15. [↩]
9. L’endogénèse est un terme utilisé dans le rapport pour désigner la réalité selon laquelle les revues publient trop d’articles rédigés par les membres du comité éditorial ou les évaluateurs de la revue [↩]
10. Nielsen, M. (2009). Three myths about scientific peer review | Michael Nielsen. https://michaelnielsen.org/blog/three-myths-about-scientific-peer-review/ [↩]

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