Entre les défis du financement, l’importance de l’engagement d’une société minée par les injustices sociales et l’omniprésence des médias sociaux, la communication scientifique en Afrique du Sud est un chantier complexe.
C’est en tout cas ce que j’ai compris à la lecture du livre Science communication in South Africa: reflections on current issues (2019).1
L’état des lieux de la communication scientifique en Afrique du Sud à travers ce livre est intéressant à bien des égards. D’abord parce que l’Afrique du Sud est un des principaux producteurs scientifiques en Afrique depuis des décennies.2 Le pays est aussi connu pour avoir un système national de recherche stable et établi, et est assez avancé dans les infrastructures scientifiques.34 Cité en exemple pour le reste des pays africain, la compréhension des défis liés au fonctionnement de sa communication s’avère particulièrement importante.
De ce livre, je dégage quelques points que je trouve importants à partager dans ce billet.
1. L’Afrique du Sud, un contexte unique ?
Ce livre peut être perçu comme une évolution importante dans la manière d’appréhender la communication scientifique en Afrique. Il dénonce le modèle traditionnel, dit “du déficit“, qui considérait la société comme un réceptacle passif à remplir de connaissances scientifiques. Cette approche unidirectionnelle, en ignorant les préoccupations et les valeurs de la société, s’est révélée inefficace et a souvent renforcé le déphasage avec la science.
En réponse à ces limites, de nouveaux modèles émergent en Afrique du Sud, privilégiant le dialogue et la participation. Le Public engagement with science and technology (PEST) encourage un échange continu entre les scientifiques et les citoyens5. La Responsible research and innovation (RRI), quant à elle, intègre les préoccupations sociétales dès le début de la recherche, assurant ainsi que la science réponde aux besoins de la société. Ces approches reconnaissent le rôle actif de la société, non seulement comme bénéficiaire des avancées scientifiques, mais aussi comme acteur à part entière dans l’orientation de la recherche.
Pour que ces nouveaux modèles se concrétisent, le livre souligne la nécessité d’un engagement des scientifiques. Ceux-ci doivent être formés à la communication et encouragés à interagir avec la société de manière transparente et inclusive. Une meilleure intégration des sciences sociales dans la recherche est également indispensable pour mieux comprendre les besoins et les attentes des différents publics.
2. L’héritage de l’apartheid : un passé qui ne passe pas
L’héritage de l’apartheid a profondément marqué la relation entre la science et la société en Afrique du Sud, créant un fossé d’inégalité et de méfiance qui persiste dans la communication scientifique contemporaine.
En effet, pendant la période de l’apartheid, la majorité noire de la population sud-africaine était systématiquement exclue de l’éducation de qualité et des opportunités de participation à la recherche scientifique. Cette exclusion a engendré une perception de la science comme domaine réservé à la minorité blanche, alimentant ainsi un désintérêt et une méfiance envers les disciplines scientifiques au sein de la population marginalisée (p.7).
La transition vers la démocratie en 1994 a marqué un tournant dans l’approche gouvernementale de la communication scientifique. Reconnaissant son rôle crucial dans le progrès socio-économique et la construction d’une société plus équitable, le nouveau gouvernement a initié diverses initiatives visant à démystifier la science et à promouvoir sa compréhension auprès du grand public. Parmi ces efforts, le livre fait référence à Year of Science and Technology en 1998 et la création de la SAASTA, South African Agency for Science and Technology Advancement en 2002. Ces politiques ont mis l’accent sur l’importance de la compréhension publique de la science comme prérequis à une société sud-africaine plus innovante et à une gouvernance scientifique plus démocratique et participative.
Malgré ces initiatives, l’Afrique du Sud continue de faire face à des défis sociétaux majeurs, tels que des inégalités extrêmes, un chômage élevé et une pauvreté persistante, qui limitent l’impact des programmes de communication scientifique. La recherche révèle un faible intérêt pour la science et une participation limitée aux activités scientifiques publiques, soulignant la persistance de l’héritage de l’apartheid. La distance culturelle à la science demeure significative, particulièrement dans les zones rurales où l’accès à l’éducation et aux infrastructures scientifiques est restreint.
Un des principaux défis actuels de la science sud-africaine consiste à surmonter ce passé et à construire une culture scientifique inclusive. Pour surmonter ces obstacles, de nouveaux modèles d’engagement public sont explorés, tels que la science citoyenne et la recherche participative. Cependant, la mise en œuvre de ces modèles se heurte à des difficultés telles que le manque de financement, les barrières linguistiques et la complexité d’atteindre les populations rurales.
3. Comment la communication scientifique en Afrique du Sud diffère-t-elle de celle des pays développés ?
Le paysage de la communication scientifique en Afrique du Sud présente des caractéristiques distinctives qui, bien que non explicitement comparées à celles des nations développées dans le livre, suggèrent des divergences significatives.
Premièrement, l’allocation des ressources financières en Afrique du Sud reflète une tension palpable entre les impératifs scientifiques et les besoins sociétaux pressants. Il existe donc un équilibre budgétaire précaire. Les autorités gouvernementales sont confrontées à ce dilemme cornélien, devant arbitrer entre les investissements dans la recherche et l’éducation scientifiques d’une part, et les exigences primordiales telles que le logement, la protection sociale et les soins de santé d’autre part.6
Cette contrainte budgétaire, plus aiguë dans les économies émergentes comme l’Afrique du Sud, contraste avec la situation des pays développés, où les allocations à la recherche et à la dissémination scientifique bénéficient d’une plus grande latitude financière.
Dans ce contexte, la communication scientifique joue un rôle crucial. Elle doit non seulement démontrer la pertinence et l’impact tangible de la science sur la vie quotidienne des citoyens, mais aussi plaider en faveur d’investissements à long terme dans la recherche, essentiels pour le développement durable du pays (et du continent par extension). Cette double mission requiert une approche nuancée et stratégique de la communication, capable de concilier les impératifs immédiats avec les bénéfices à long terme de l’avancement scientifique.
Ensuite, l’engagement du public envers les sciences en Afrique du Sud étant caractérisé par une certaine atonie, les nations développées qui bénéficient en revanche d’une tradition scientifique plus ancienne et d’un accès plus démocratisé à l’éducation scientifique, jouissent d’un engagement public plus enthousiaste envers les sciences.
Troisièmement, l’intégration des savoirs autochtones dans le discours scientifique émerge comme un élément distinctif de la communication scientifique sud-africaine. L’accent mis sur l’incorporation des connaissances, ressources et compétences locales, particulièrement dans des domaines tels que la communication en santé, témoigne d’une approche holistique qui valorise le contexte culturel et les détenteurs de savoirs traditionnels. Cette orientation pourrait constitue un autre point de divergence avec les pays développés.
Quatrièmement, la fracture numérique en Afrique du Sud représente un obstacle substantiel à la diffusion efficace des connaissances scientifiques. L’accès limité à Internet et le coût prohibitif des données restreignent considérablement la portée et l’efficacité des plateformes numériques pour la communication scientifique, particulièrement dans les zones rurales. Bien que la fracture numérique ne soit pas l’apanage des pays en développement, son ampleur en Afrique du Sud semble créer un défi particulier, exigeant des stratégies innovantes pour surmonter ces barrières technologiques.
Enfin, l’évolution des paradigmes de communication scientifique, transitant d’un modèle déficitaire vers des approches plus dialogiques et participatives, souligne la nécessité pour la communauté scientifique sud-africaine d’adopter des méthodologies d’engagement public plus inclusives. Cette transition, qui reconnaît l’importance des valeurs, des besoins et des attentes du public, pourrait être à un stade différent de maturation comparativement aux pays développés.
4. Pratiques d’évaluation : un manque de rigueur ?
Le livre met en évidence un manque de rigueur dans les évaluations des initiatives de communication scientifique en Afrique du Sud (p.214-215). Cette lacune est d’autant plus préoccupante que la justification des dépenses publiques en faveur de la science repose en grande partie sur la capacité à démontrer l’impact de ces initiatives sur le public et les décideurs politiques.
Plusieurs facteurs expliquent cette situation. Tout d’abord, la diversité des objectifs poursuivis par les programmes de communication scientifique (sensibilisation du public, légitimation de la recherche, influence des politiques publiques) rend difficile la définition d’indicateurs de performance clairs et unifiés. Ensuite, les conflits d’intérêts inhérents à l’évaluation peuvent biaiser les résultats. Enfin, le manque de compétences en méthodologie de recherche sociale au sein des équipes de communication scientifique constitue un frein à la mise en œuvre d’évaluations rigoureuses.
Les conséquences de ce déficit sont multiples. L’absence d’évaluations solides compromet la crédibilité de la communication scientifique et limite sa capacité à attirer des financements. De plus, elle empêche d’optimiser les stratégies de communication et de mesurer l’impact réel de ces initiatives sur les connaissances, les attitudes et les comportements du public.
Face à ces enjeux, de nouvelles initiatives émergent pour promouvoir des pratiques d’évaluation plus rigoureuses. Des projets tels que ZooWise et SciWise (p.226) visent à développer des outils et des méthodologies d’évaluation standardisés et adaptés aux spécificités de la communication scientifique. Ces initiatives s’inscrivent dans une démarche plus globale visant à dépasser les évaluations traditionnelles, pour se tourner vers des approches plus analytiques fondées sur des méthodes de recherche sociale éprouvées.
Si l’émergence de ces initiatives marque une étape importante dans l’évolution de la communication scientifique, il reste cependant encore beaucoup à faire pour développer des cadres d’évaluation robustes et pérennes, capables de répondre aux besoins spécifiques des différents contextes et publics.
5.Openness : libre accès et science ouverte
Le livre souligne que l’Open Science représente une rupture paradigmatique dans la manière dont la science est produite, diffusée et utilisée. En offrant un accès direct et sans intermédiaire aux publications scientifiques, l’Open Access favorise une diffusion plus large des connaissances et une démocratisation de la science. La communication scientifique, ainsi libérée des contraintes des modèles traditionnels d’édition, tend vers une horizontalité accrue, favorisant les échanges entre chercheurs et le grand public.
L’Afrique du Sud s’est positionnée comme un pionnier en matière de libre accès aux publications scientifiques, témoignant d’un engagement politique fort en faveur de la transparence et du partage des connaissances. L’adoption de politiques de libre accès au sein de nombreuses institutions de recherche, soutenue par la National Research Foundation,7 a indéniablement contribué à faire progresser ce mouvement.
Cependant, cette avancée est à nuancer. Les mouvements pour l’ouverture ne sont pas exempts de défis. L’instrumentalisation de ce mouvement à des fins commerciales est souligné par le livre. L’émergence de nouveaux modèles économiques autour de l’Open Access, tels que les revues prédatrices ou les plateformes de publication payantes (modèle APC), soulève des questions quant à l’intégrité scientifique et à l’équité d’accès aux connaissances. Si l’intégration des principes de l’Open Access dans le paysage de la recherche sud-africain est en cours, plusieurs obstacles persistent. L’absence d’une évaluation systématique de l’impact sociétal des recherches, couplée à une faible incitation des chercheurs à adopter les pratiques de l’Open Access, freinent son développement à grande échelle (p.53). De plus, les coûts de publication en libre accès, souvent élevés, constituent un frein.
Un aspect fondamental souligné dans l’ouvrage est l’importance d’intégrer les connaissances, les ressources et les compétences locales dans les initiatives de communication scientifique. Cette approche reconnaît la valeur des savoirs autochtones et des traditions culturelles diverses de l’Afrique du Sud.
Comme l’expliquent les auteurs, cette intégration va au-delà de la simple reconnaissance ; elle implique une véritable collaboration entre les scientifiques et les détenteurs de connaissances traditionnelles. Cette synergie peut conduire à des innovations uniques et à des solutions adaptées aux défis locaux, enrichissant ainsi le paysage scientifique global.
6. Réseaux sociaux numériques : quels rôles ?
L’ouvrage offre aussi une analyse de l’impact croissant des médias sociaux sur la dissémination du savoir scientifique. Il met en lumière le potentiel de plateformes telles que Facebook et X (Twitter) pour la diffusion et l’amplification des connaissances scientifiques auprès d’un vaste public, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives aux chercheurs pour partager leurs travaux et interagir directement avec la société civile.8
Néanmoins, les auteurs adoptent une posture critique en soulignant les écueils potentiels inhérents à l’utilisation des médias sociaux dans le cadre de la communication scientifique. L’absence de filtres traditionnels, tels que les journalistes scientifiques, engendre un environnement où l’information, qu’elle soit véridique ou non, peut se propager à une vitesse fulgurante et atteindre un large public.
Le phénomène “anti-vaccination” ou “anti-vax” est cité comme un exemple paradigmatique de l’exploitation des médias sociaux pour la propagation de désinformation et de pseudoscience. Les mouvements anti-vax tirent parti de la célérité et de l’accessibilité de plateformes comme X (Twitter) pour disséminer des informations biaisées sur les vaccins, avec des répercussions potentiellement délétères sur la santé publique.
L’ouvrage identifie plusieurs facteurs contribuant à la prolifération de la désinformation sur les médias sociaux, notamment :
- L’accessibilité à une audience vaste et hétérogène, facilitant la diffusion de messages, y compris ceux dénués de fondement scientifique.
- La propagation virale et rapide de l’information, amplifiant la portée des messages, qu’ils soient véridiques ou non.
- La prédominance de l’attrait médiatique sur la rigueur scientifique, favorisant la dissémination de contenus sensationnalistes ou émotionnellement chargés au détriment d’informations factuelles et objectives.
- L’existence de “bulles de filtres” exposant les utilisateurs à des informations corroborant leurs opinions préexistantes, renforçant ainsi les biais cognitifs et entravant la rectification des informations erronées.
Face à ces défis, les auteurs soulignent la nécessité d’une réflexion critique et d’une utilisation stratégique des médias sociaux dans le domaine de la communication scientifique. Ils exhortent les scientifiques et les communicateurs à développer une conscience des enjeux posés par ces plateformes et à élaborer des stratégies visant à diffuser des informations précises, à contrer la désinformation et à engager le public de manière responsable.
L’ouvrage souligne également que malgré le rôle des médias sociaux, les médias traditionnels conservent une influence prépondérante dans la formation de l’opinion publique en Afrique du Sud. Face à ce constat, il incombe aux scientifiques d’adopter une approche communicationnelle holistique, conjuguant les plateformes numériques émergentes et les canaux médiatiques conventionnels, afin d’optimiser la portée et l’impact de leurs messages.
En conclusion, l’avenir de la communication scientifique en Afrique du Sud est prometteur, mais il est aussi incertain. Les transformations rapides de la société, les avancées technologiques et les nouveaux défis mondiaux exigent une adaptation constante des pratiques de communication. En s’appuyant sur les enseignements de ce livre et en explorant de nouvelles voies, la communauté scientifique sud-africaine peut contribuer à façonner un avenir où la science est au service du bien commun.
- Weingart, P., Joubert, M., & Falade, B. (2019). Science communication in South Africa: reflections on current issues (p. 236). African Minds. [↩]
- Waast, R., & Gaillard, J. (2000). La science en Afrique à l’aube du 21ème siècle : Les coopérations scientifiques. [↩]
- Gros, F. (2012). Sciences et pays en développement : Afrique subsaharienne francophone. EDP Sciences. [↩]
- Lire aussi : Innocent Azilan ” Infrastructures : la science africaine face au défi de l’ouverture “ OPERAS France. Consulté le 10 octobre 2024 à l’adresse https://operasfr.hypotheses.org/1199 [↩]
- Le PEST représente une évolution majeure dans la communication scientifique, favorisant un dialogue bidirectionnel et une participation active des citoyens dans les décisions politiques liées à la science et à la technologie. En remplaçant le modèle de “déficit” par une approche de “dialogue”, il reconnaît la valeur des savoirs et des préoccupations du public. L’objectif est de rapprocher la science de la société, rendant celle-ci plus accessible, transparente et à l’écoute des besoins des citoyens. [↩]
- Cette exigence d’orienter les ressources vers les besoins primaires aux dépens de la science s’inscrit dans ce qu’on a appelé les Programmes d’ajustement structurel, mis à plage au lendemain des deux crises pétrolières dans les années 70. Lire le rapport Berg : E. Berg, Accelerated Development in Sub-Saharan Africa : An Agenda for Action, Washington, The World Bank, 1981. [↩]
- La National Research Foundation (NRF) est l’agence gouvernementale sud-africaine qui soutient la recherche scientifique et le développement technologique en fournissant des financements, en gérant des installations de recherche et en facilitant la coopération internationale. Son objectif est de promouvoir l’innovation et de renforcer les capacités scientifiques pour contribuer à la croissance économique et sociale du pays. [↩]
- Lire l’article : Patel, S. (2019). Science and social media: Opportunities, benefits and risks. Science Communication in South Africa: Reflections on Current Issues, 109-149. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Innocent Azilan (10 octobre 2024). Science et société : un dialogue complexe en Afrique du Sud. ComSci. Consulté le 7 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ga9